14 février 1976 (p. 4) :

Cumberland - Une veuve qui vivait seule dans le quartier ouest de Cumberland, sur Smith Road, Mrs. Fiona Coggins, a disparu. C’est sa nièce, Mrs.  Gertrude Hersey, qui a signalé le fait au shérif du comté. Elle a précisé à la police que sa tante était depuis quelque temps en mauvaise santé et menait une vie de recluse. Le shérif et ses adjoints ont ouvert une enquête, mais nous ont déclaré que pour l’instant il était impossible de...

 

27février 1976 (p. 6) :

Falmouth - John Farrington, un vieil agriculteur et résident depuis toujours à Falmouth, a été trouvé mort, tôt ce matin, par son gendre, Frank Vickery. Ce dernier a retrouvé son beau-père étendu face contre terre, devant sa grange, une fourche à la main. Le médecin de l’hôpital du comté, David Rice, explique que Mr. Farrington a perdu beaucoup de sang et qu’une hémorragie interne subite pourrait être à l’origine de...

 

 

 

20 mai 1976 (p. 17) :

Portland - Les gardes-chasses du comté de Cumberland ont été avertis par les autorités de l’État du Maine qu’une meute de chiens sauvages errait peut-être dans le secteur compris entre Jérusalem’s Lot, Cuinberland et Falmouth. Durant le mois dernier, plusieurs brebis ont été retrouvées égorgées et le ventre iléchiqueté. Dans certains cas, les bêtes ont été éviscérées. Upton Pruitt, directeur adjoint de l’office de la chasse, a déclaré : « Comme vous le savez, la fréquence de ces incidents a fortement augmenté dans cette région sud du Maine... »

 

29 mai 1976 (p. 1) :

jerusalem’s lot - On craint qu’une vilaine histoire ne se cache derrière la disparition d’une famille, la famille Holloway, récemment installée dans la petite ville de Jerusalem’s Lot, sur Taggart Stream Road. La police a été alertée par le grand-père de Daniel Holloway, inquiet que personne ne réponde à ses coups de téléphone répétés.

Les Holloway et leurs deux enfants avaient emménagé en avril et s’étaient plaints à plusieurs reprises auprès de parents et d’amis d’être gênés dans leur sommeil par des « bruits étranges ».

Jerusalem’s Lot a été, ces derniers mois, le théâtre d’une série d’événements curieux et nombreuses sont les familles qui...

 

4 juin 1976 (p. 2) :

cumberland - Mrs. Elaine Tremont, une veuve qui habite Back Stage Road, dans la partie ouest de Cumberland, a eu ce matin une crise cardiaque et a été admise immédiatement au centre hospitalier du comté. Elle a raconté à notre correspondant qu’elle avait entendu gratter à la fenêtre de sa chambre à coucher pendant qu’elle regardait la télévision et qu’elle avait vu un visage qui l’observait à travers la vitre...

« Ce visage me faisait une espèce de sourire affreux, nous a-t-elle précisé. C’était atroce. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Et puis je dois vous dire que depuis que cette famille a été tuée à moins de deux kilomètres de chez moi sur Taggart Stream Road, j’ai tout le temps    peur. »

Mrs. Tremont faisait allusion à la famille de Daniel Holloway dont on a signalé la disparition au début de la semaine dernière. La police se demande s’il faut établit un lien entre...

 

 

2

 

 

L’homme et l’enfant arrivèrent à Portland à la mi-septembre et s’installèrent pendant trois semaines dans un motel de la région. Ils étaient habitués à la chaleur, mais, après le climat sec de Los Zapatos, ils se sentirent incommodés par l’humidité. Ils passaient de longues heures à nager dans la piscine du motel et à regarder le ciel. L’homme achetait tous les jours le Press-Herald de Portland; mais, cette fois, il avait un journal tout frais sorti des presses; les chiens n’avaient pas pissé dessus et le temps ne l’avait pas jauni. Il lisait les annonces météorologiques et regardait au fil des pages si l’on parlait de Jerusalem’s Lot. Ils étaient depuis neuf jours à Portland quand il tomba sur un article qui signalait qu’un homme avait disparu à Falmouth et que son chien avait été découvert mort dans la cour de la maison. La police enquêtait.

L’homme se leva tôt, ce 6 octobre, et contempla le parking du motel. La plupart des touristes avaient déjà quitté la région pour retourner chez eux - direction New York et le New Jersey, la Floride, l’Ontario, la Nouvelle-Ecosse, la Pennsylvanie ou la Californie - laissant derrière eux leurs détritus et leurs dollars. Les gens du pays allaient pouvoir profiter tranquillement de la meilleure saison de l’année.

Il y avait quelque chose de nouveau dans l’air ce matin-là. Moins d’odeurs d’essence aux alentours de la grand-route. Pas de brume à l’horizon. Pas trace non plus de ce brouillard laiteux qui nappait d’ordinaire les champs en cette heure matinale. Le ciel était clair et l’air vif. On eût dit que l’été indien s’était enfui pendant la nuit.

L’enfant sortit à son tour et rejoignit son compagnon. — C’est pour aujourd’hui, dit l’homme.

 

 

3

 

 

Il était presque midi quand ils parvinrent à l’embranchement de Jerusalem’s Lot, et Ben, le cœur serré, se revit à cette même place, un peu plus d’un an auparavant, revenant à Salem pour exorciser les démons qui le hantaient et se faisant fort d’y parvenir. L’air était plus chaud ce jour-là, le vent d’ouest soufflait à peine et l’été indien n’en était qu’à son début. Il se souvint des deux jeunes garçons qui marchaient sur la petite route, leur canne à pêche sur l’épaule. Aujourd’hui le ciel était d’un bleu plus dur, plus froid.

La radio de la voiture venait de donner les informations. On signalait des risques élevés d’incendie. Il n’y avait pas eu de chutes de pluie importantes depuis la première semaine de septembre. Le présentateur exhorta les conducteurs à ne pas jeter de mégots par les fenêtres puis passa une chanson où un homme, à la suite d’un chagrin d’amour, se jette d’un château d’eau.

Ils descendirent la route n° 12, passèrent le panneau du Rotary et se retrouvèrent sur Jointner Avenue. Ben vit tout de suite que les feux de circulation, au croisement, ne fonctionnaient plus. Ils ne servaient plus à rien de toute façon...

Ils étaient maintenant au centre-ville. Ils le traversèrent lentement et Ben sentit sa vieille peur lui revenir, comme un vêtement qu’on retrouve dans le grenier et dont on s’aperçoit qu’il vous va encore, bien qu’il vous serre un peu aux entournures.

Mark était assis à côté de lui, tout raide. Il tenait une bouteille d’eau bénite que le père Gracon lui avait donnée au moment des adieux et dont il ne s’était pas séparé depuis qu’ils avaient quitté Los Zapatos.

La peur était au rendez-vous et les souvenirs aussi de quoi vous briser le cœur.

Le drugstore Spencer avait disparu, mais la LaVerdière qui lui avait succédé n’avait pas eu un sort meilleur. Les baies vitrées disparaissaient sous la poussière. La pancarte indiquant l’arrêt des autocars Greyhound n’était plus là. L’écriteau À vendre qui avait été accroché au-dessus de la porte du café L’Excellent pendait tout de guingois et on avait démonté les tabourets qui entouraient le comptoir pour les replacer probablement dans un snack-bar plus florissant. En haut de la rue, au-dessus de l’ancienne laverie, l’enseigne « Barlow & Straker - Meubles de style » continuait de se balancer au vent, mais l’or des caractères s’était terni et il n’y avait plus personne sur les trottoirs pour la voir. La vitrine était vide et le vert de l’épaisse moquette bouclée était devenu tout crasseux. Ben se demanda si Mike Ryerson était toujours couché au fond de sa caisse dans la réserve et cela le fit frissonner.

II ralentit au croisement. Il apercevait maintenant, en haut de la petite colline, la maison des Norton. Une herbe haute et jaune avait poussé un peu partout, envahissant même la cour arrière où Bill Norton avait construit son barbecue. Il y avait des carreaux cassés aux fenêtres.

Plus loin, il se gara devant le parc. Le monument aux morts se dressait au milieu d’une jungle miniature. Le bassin était mangé par les nénuphars. La peinture verte des bancs était tout écaillée. Les balançoires pendaient au bout de leurs chaînes rouillées. Elles devaient grincer de façon sinistre... à vous ôter toute envie de se balancer. Le toboggan gisait, renversé sur le côté, ses pieds de fer tendus et immobiles, comme une antilope morte. Perché sur un coin du bac à sable, son bras mou reposant dans l’herbe dessous, une poupée oubliée. Ses yeux fixes et ronds semblaient luire d’une terreur indicible, comme si ces yeux-là avaient vu toutes les abominations possibles depuis le coin du bac à sable. Peut-être était-ce le cas.

Ben leva la tête et aperçut Marsten House. Ses volets étaient fermés et son regard malveillant semblait peser toujours aussi lourdement sur la ville. Pour le moment elle était inoffensive, mais quand la nuit serait tombée... ?

Les pluies avaient dû emporter l’hostie avec laquelle Callahan avait scellé la porte. S’ils le désiraient, cette maison pouvait être encore la leur. Une sorte de reliquaire maléfique, un phare dirigeant son faisceau mortel sur la ville désertée. Est-ce qu’ils se retrouvaient là-haut ? se demanda-t-il. Est-ce qu’ils erraient dans les vastes salons obscurs et célébraient de ténébreux offices à la gloire de leur maître et du Maître de leur maître ?

Il détourna le regard, le cœur glacé.

Mark, lui, semblait fasciné par les maisons. La plupart avaient leurs stores baissés, mais chez d’autres, les fenêtres étaient ouvertes, révélant des pièces vides et nues. C’était plus angoissant encore que celles pudiquement fermées, songea Ben. Ces rectangles noirs étaient autant d’yeux mornes et malveillants rivés sur eus, comme si les maisons les regardaient passer, telles des alignements de sentinelles décérébrées s’offusquant en silence de voir des intrus violer leur sanctuaire.

— Ils sont dans les maisons, déclara Mark d’une voix sourde. Ils sont là. Partout. Dans les lits, dans les placards, dans les caves, sous les planchers. Ils se cachent.

— Calme-toi, dit Ben.

Ils laissèrent la ville derrière eux. Ben s’engagea sur Brooks Road et, lorsqu’ils passèrent près de Marsten House, ils virent que les volets étaient toujours branlants et la cour toujours envahie d’herbes folles.

Mark tendit le bras pour montrer quelque chose à Ben. Au milieu de l’herbe haute il y avait un chemin, un chemin qui allait du perron au portail et que seul le passage répété de cohortes nombreuses avait pu tracer. Ils continuèrent leur route et Ben se sentit peu à peu délivré de l’étau qui lui serrait le cœur. Le pire était passé. Ils l’avaient laissé derrière eux.

Ils firent encore quelques kilomètres sur Burns Road, puis Ben s’arrêta, près du cimetière d’Harmony Hill. Quittant la voiture, ils s’enfoncèrent dans les bois, la végétation, très sèche, craquait sous leurs pas et le fruit du genévrier répandait une odeur acide. Ils se retrouvèrent bientôt sur une petite éminence d’où l’on apercevait, par une trouée entre les arbres, la centrale électrique du Maine qui scintillait sous le soleil d’octobre. Le vent n’était pas chaud et les feuilles commençaient tout doucement à prendre les couleurs de l’automne.

— Les vieux disent que c’est de là que l’incendie est parti, dit Ben. En 1951. Le vent soufflait de l’ouest, et on pense que c’est un type qui a jeté sa cigarette sans faire attention. Une seule petite cigarette! Ça a pris du côté des marais, et après il n’y a plus eu moyen de l’arrêter.

Il sortit un paquet de Pall Mail de sa poche, regarda pensivement l’emblème - in hoc signo vinces – et déchira la mince enveloppe de cellophane. Puis il prit une cigarette, l’alluma et secoua l’allumette. Il n’avait pas fumé depuis des mois et fut étonné de trouver cela si délicieux.

Ils ont leurs coins, remarqua-t-il, mais on peut les en déloger. On arriverait à en tuer... ou plus exactement à en détruire, un certain nombre. Mais pas tous. Tu comprends ?

— Oui, dit Mark.

Ils ne sont pas très malins. S’ils n’ont plus accès à leur premier refuge, ils trouveront difficilement ensuite à se cacher. Deux personnes qui passeraient en revue leurs repaires possibles pourraient abattre un sacré boulot. .. Peut-être arriveraient-elles à nettoyer intégralement Salem avant la première chute de neige. Peut-être pas. Comment savoir ? Mais une chose est certaine : sans quelque chose... un événement... pour les obliger à sortir, pour les mettre en difficulté, il n’y a aucune chance d’en venir à bout.

— Oui.

— Cela va être cauchemardesque et dangereux.

— Je sais.

— Mais on raconte que le feu purifie, aj outa Ben pensivement. La purification, ça compte, tu ne crois pas ?

— Si, je crois, dit Mark.

Ben se leva.

— Il faudrait songer à rentrer.

Il était arrivé au bout de sa cigarette et l’envoya négligemment sur un tas de broussailles et de feuille, mortes. La petite colonne de fumée blanche se détachait clairement sur le fond vert des genévriers avant de se dissiper dans l’air. Quelques mètres plus loin, dans le lit du vent, s’étendait un enchevêtrement inextricable de branches mortes et d’arbres tombés, vestiges de l’ancienne catastrophe.

Ils restaient là sans bouger, fascinés, à regarder monter la fumée.

Elle devint bientôt plus épaisse. Une langue de flamme apparut. Une succession de petits éclatements secs leur indiqua que le feu avait pris aux brindilles.

— Ce soir ils ne poursuivront pas les troupeaux el ne troubleront pas le sommeil des fermiers, dit Ben doucement. Ce soir, ils seront en cavale. Et demain...

— Toi et moi, dit Mark.

Et il leva le poing. Ses joues auparavant si pâles avaient pris des couleurs. Ses yeux brillaient.

L’homme et l’enfant retournèrent à la voiture et reprirent la route.

Dans la petite clairière qui surplombait la ligne à haute tension, au milieu des arbres jaunis par l’automne, le feu, attisé par le vent d’ouest, faisait pétiller les broussailles.

Octobre 1972,

Juin 1975